1) LE SANCTUAIRE DRUIDIQUE

Nous n’en sommes plus à l’époque où l’on voyait partout des « autels druidiques » sur le moindre dolmen enfoui dans les broussailles, ou des tables de sacrifices sanglants sur les fameuses « pierres à bassin » qui abondent dans toutes les régions. Mais il ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse et voir dans toute construction en brique romaine un temple gaulois.

Ce n’est pas une hypothèse, mais une réalité : avant d’être conquis par les Romains ou assimilés par les Grecs, les Celtes n’ont jamais construit de temples. Il n’est jamais question de temples bâtis dans les récits épiques irlandais ou gallois. Les auteurs latins et grecs n’ont jamais signalé de temples gaulois avant la conquête. Le temple d’Apollon signalé dans l’île de Bretagne est Stonehenge : il date de l’Âge du Bronze, et n’est donc pas celtique ; d’ailleurs, il s’agit d’un sanctuaire en plein air, et non d’un temple bâti et couvert. Tite-Live fait allusion à un temple des Boïens, et Polybe à un temple des Insubres, mais à chaque fois référence est faite à un lieu dans une forêt, sans aucune précision d’aspect ou d’architecture. César, lui, ne parle que de locus consecratus (VI, 13 et 16), ce qui ne désigne absolument pas un temple à la façon romaine. Quant à l’archéologie, elle ne nous apprend rien, puisqu’il n’y avait pas d’édifices. Les seuls bâtiments culturels qu’on puisse attribuer aux Celtes de l’indépendance se trouvent limités à la région méditerranéenne, là où, comme à Entremont, près d’Aix-en-Provence, ils étaient en contact avec les Grecs et les Romains et subissaient leur influence.

Après la conquête, des temples bâtis apparaissent, notamment des temples carrés. Mais ils concernent des divinités romaines et n’ont rien à voir avec la religion druidique. Du reste, la mise à l’écart des druides, légalisée au temps de Tibère, interdit toute référence druidique à propos des temples bâtis après la conquête et la romanisation. S’il y avait encore des lieux de culte druidiques, ils devaient être soigneusement cachés. C’est d’ailleurs ce que révèle Lucain dans la Pharsale. Mais on voit aussi apparaître des temples ronds, et des temples octogonaux, sur le sol gaulois, alors qu’on n’en trouve pas (hormis celui de Vesta) sur le territoire romain. Cela prouve quelque chose, un souvenir, une habitude. On a proposé que les temples ronds provenaient d’un ancien rite de circumambulation, d’ailleurs prouvé, autour de la tombe d’un héros : les premiers temples auraient été bâtis ainsi autour d’un tombeau, ce qui expliquerait le déambulatoire des églises chrétiennes ultérieures. Il faut bien reconnaître que de nombreux sanctuaires chrétiens se sont élevés sur l’emplacement de la tombe d’un saint ou d’un martyr. Mais cela prouve quoi ? Les Irlandais, d’après les récits épiques, avaient l’habitude d’élever un pilier funéraire, en bois ou en pierre, à l’endroit où un héros avait trouvé la mort (mais pas obligatoirement sur son tombeau), et de chanter les louanges du défunt autour de ce pilier. C’est un rite de funérailles et d’hommage qui n’a rien de bien spécifique. Mais, en Irlande, on n’a pas retrouvé de temples bâtis : les cérémonies se faisaient en plein air, sur des tertres sacrés, ou au milieu des bois, ce qui n’empêchait certainement pas de marquer l’endroit par un pilier ou des pierres disposées en rond. Et les chambres souterraines des tertres mégalithiques (dolmens et allées couvertes), dans lesquels les Irlandais du paganisme plaçaient la demeure des dieux, n’ont certes jamais été des lieux de culte, puisque, par principe, ces chambres étaient réservées aux dieux, et que, la plupart du temps, l’entrée étant comblée, on ne pouvait y pénétrer[198]. On a également proposé la solution suivante : les temples étaient bâtis en bois, et il est normal qu’on n’en retrouve plus de traces[199]. Mais aucun récit irlandais ne nous signale la chose, ce qui est quand même assez remarquable.

En Grande-Bretagne, le problème est un peu différent. Sous l’occupation romaine, une grande tolérance a été laissée aux Bretons qui ont pu pratiquer davantage leur culte qu’en Gaule. On a donc retrouvé un certain nombre de temples d’esprit plus « druidique », mais dont l’architecture n’en comporte pas moins la marque romaine. D’ailleurs, quand, à la fin du IVe siècle, saint Ninian évangélisa les Pictes du Sud (dans les Basses-Terres de l’Écosse), il construisit une église qui fit sensation : elle était candida casa, « maison blanche », c’est-à-dire bâtie en pierre. Ce détail prouve que la notion de temple bâti en pierre est étrangère au monde celtique. Et quand Dion Cassius constate que les Bretons de Boudicca offrent des sacrifices aux dieux dans des temples, il emploie le mot hiéra qui, en grec, ne signifie pas autre chose que le locus consecratus latin de César. Par contre, il mentionne, comme beaucoup d’autres, des « bois sacrés », et il utilise pour cela le terme alsos, qui est l’équivalent des mots latins fucus et nemus.

Précisément, nous retrouvons le mot nemus dans sa formulation celtique. L’un des envahisseurs mythiques de l’Irlande est un certain Nemed, c’est-à-dire sacré. Le terme provient de la même racine qui a donné nemus, racine qui signifie « ciel » et qui a donné le gaélique niam, le gallois nef et le breton nenv (à prononcer nan). Le sanctuaire celtique par excellence paraît avoir été le nemeton, qui désigne la clairière sacrée, céleste, au milieu de la forêt. D’après ce qu’on sait, les druides avaient une prédilection pour les forêts, et tous les druides de Gaule se réunissaient une fois l’an dans la forêt des Carnutes. En Grande-Bretagne, l’établissement druidique de l’île de Mona (Anglesey) était dans une forêt. Quand Lucain parle d’un sanctuaire gaulois près de Marseille, il le place dans une forêt : c’est là, dit-il, que l’on pratique des sacrifices horribles, et que se trouvent des statues grossières représentant les dieux (simulacra maesta deorum). Un prêtre officie dans ce sanctuaire retiré et secret, en l’honneur du dominus loci. Et puis, surtout, « le peuple ne venait jamais à proximité de l’endroit du culte et il l’abandonnait aux dieux… Le prêtre lui-même en appréhendait l’approche : il craignait de venir auprès du maître du bois sacré » (La Pharsale, I, v. 339 et suiv.). Lucain précise d’autres choses : « Les druides habitent dans des bois profonds (nemora alta) et se retirent dans des forêts inhabitées. Ils pratiquent des rites barbares et une sorte de culte sinistre » (I, 452 et suiv.). Et Lucain ajoute : « Ils adorent les dieux dans les bois sans faire usage des temples. » C’est assez net. Et il emploie le terme nemus, ce qui nous ramène au nemeton.

Un texte de Strabon (XII, 5) nous indique que les Galates d’Asie Mineure « avaient un conseil de trois cents membres qui se réunissait dans un lieu appelé Drumeton ». Ce n’est pas le seul exemple de nom de lieu qu’on connaisse, à être dérivé de nemeton. Nanterre (Hauts-de-Seine) est un ancien Nemetodurum. La forêt de Nevet, près de Locronan (Finistère), porte un nom qui est le résultat de l’évolution du mot en breton moderne. Néant-sur-Yvel (Morbihan), dans la forêt de Brocéliande, ainsi que le hameau de Pertuis-Nanti en Paimpont (Ille-et-Vilaine), en sont également des dérivés fixés au XIIe siècle dans un pays autrefois celtophone, mais francisé depuis. Et l’ancien nom de la Fontaine de Barenton, Belenton, paraît bien être un Belnemeton, une « clairière consacrée à Belenos ».

Que représente exactement le nemeton ? « Le sanctuaire celtique est plus lié à une notion symbolique ou effective de « centre » qu’à une forme ou à un aspect matériel puisqu’il est exprimé dans sa totalité par le mot qui désigne le sacré : en tant que lieu géographique précis ; en tant que moment dans le temps calendaire ; en tant que personne, individu distingué du reste de la société »[200]. Les Celtes ont eu le sentiment qu’il était vain d’enfermer le ou les dieux dans un endroit clos. Par contre, ils ont pensé qu’il existait des lieux, symboliques ou réels, où le monde des humains pouvait s’ouvrir au monde des dieux, et inversement. Le nemeton est ce lieu d’échange sacré. Il est aussi bien la clairière dans la forêt, que la forêt tout entière, que le sommet d’un tertre, qu’une île au milieu de la mer. Combien de sanctuaires chrétiens, églises ou modestes chapelles, ont dû s’ériger sur l’emplacement d’un ancien nemeton ? Quant aux sources, et au lieu qui entoure la source, c’étaient aussi des endroits privilégiés, puisqu’en plus de la communication de la terre avec le ciel (nem), on y trouvait le contact avec les forces vives et fécondantes surgies mystérieusement du centre de la terre. En ce sens, la Fontaine de Barenton illustre parfaitement l’idée que se faisaient les Celtes du nemeton[201].

Tout nemeton est le centre du monde. La notion d’omphallos coïncide exactement avec celle de sanctuaire, et peu importe que ces sanctuaires soient innombrables : ils sont à la fois uniques et multiples, puisque, pour reprendre la formule célèbre, la divinité est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part. L’endroit où l’on établit un contact avec le monde invisible, le monde divin, est nécessairement un centre absolu à partir duquel peuvent rayonner les forces mises en jeu. Mais c’est l’homme qui établit ce centre, en fonction de ce qu’il ressent profondément. Le nemeton n’est jamais choisi au hasard. La plupart du temps, il se trouve à l’emplacement d’un sanctuaire préhistorique, car la tradition du sacré veut que certains lieux soient privilégiés. On peut parler de courants telluriques, de forces magnétiques, d’environnement propice, ce n’est pas tomber dans un pseudo-ésotérisme : les lieux sacrés sont réellement des lieux privilégiés, soit qu’il s’y passe des choses « surnaturelles » que nous ne comprenons pas, soit que la force psychique des individus qui y ont pratiqué des rituels pendant des siècles ait fini par imprégner l’endroit. La tradition ne manque pas de lieux saints ou de lieux maudits.

L’idée de sanctuaire central est fort bien rendue par le toponyme gaulois Mediolanum qui est l’ancien nom de Milan (en Gaule cisalpine, ne l’oublions pas), de Chateaumeillant (Cher), dans le territoire qui était celui des Bituriges (= les rois du Monde), et d’une soixantaine de lieux en Europe celtique continentale. Le mot mediolanum est littéralement « l’endroit du milieu », lanum (de même racine que le latin planus et que le gaulois landa, « lande ») ayant pris un sens plus précis d’endroit de fondation. Or, comme toute fondation est sacrée, l’endroit de la fondation est sacrée, et devient un sanctuaire. On ne sera pas surpris, dès lors, de remarquer, dans la Bretagne chrétienne, tant de toponymes en lann. Le breton lann désigne à la fois la « lande », l’« ajonc » qui y pousse, et un « ermitage » bâti par un pieux personnage – fondateur de la paroisse – sur la lande, ou dans un endroit retiré. Nous retrouvons exactement là la même réalité que celle décrite par Lucain dans la Pharsale : un sanctuaire isolé au milieu des bois et le desservant qui loge à proximité. Le Christianisme celtique a récupéré une grande quantité de coutumes druidiques. Et si Lanmeur est peut-être simplement une « grande lande », Lanildut est indubitablement le « sanctuaire d’Ildut », comme Lannedern est le « sanctuaire d’Édern » et Languidic le « sanctuaire de Kidy ». Et tous ces lieux sont des centres du monde parce qu’ils sont les centres théoriques autour desquels se sont établies des communautés dont le ciment est le concept même du sacré. À ce compte, le moindre lann breton, comme le moindre nemeton celtique, est à égalité avec le sanctuaire de Tara, mediolanum de l’Irlande, omphallos du monde, où se trouvait la Pierre de Fâl qui criait quand un roi (nécessairement le « roi du monde ») ou un futur roi s’asseyait sur elle, et où se tenaient les grandes assemblées saisonnières des Gaëls.

Tout cela réfère à l’idée du désert. Le Christianisme romain a faussé notre compréhension du phénomène. Ce christianisme s’est développé dans le contexte de l’Empire romain, c’est-à-dire dans une civilisation urbaine, au départ hellénistique, donc sous influence de la polis grecque. Il y a eu tout de suite coupure avec la nature. Et les premiers mystiques du christianisme l’ont bien compris, eux qui, à commencer par saint Paul, sont allés faire retraite dans le désert. Or, le désert, au sens étymologique, c’est « ce qui est abandonné », tout ce qui n’est pas soumis à l’activité humaine. Actuellement encore, dans le vocabulaire paysan, le désert désigne tout endroit abandonné et dans lequel la végétation non contrôlée prend le dessus. Mais cela n’implique nullement l’idée de sécheresse et de désolation, de manque d’eau et de végétation. Se retirer dans le désert, c’est retourner vers la nature. C’est ce qu’ont fait les premiers ermites chrétiens. Mais comme les plus célèbres se trouvaient dans des pays secs où les régions arides dominent, la confusion s’est emparée des esprits : pour pratiquer l’érémitisme, il faut aller dans les solitudes de la Haute-Égypte, au Sahara ou en Libye. C’est oublier qu’il y a des déserts aux portes des grandes villes européennes. C’est ce qu’avaient compris les moines du Moyen Âge en établissant leurs monastères dans des endroits retirés, mais parfois proches des villes. Ils ne faisaient que suivre l’exemple des ermites irlandais ou bretons qui, eux aussi, suivaient l’exemple des druides.

Cette conception du sanctuaire qui peut être partout et nulle part, mais qui est toujours le centre du monde et qui est toujours en contact avec une nature brute, est l’une des spécificités du druidisme. Elle témoigne d’une prise de conscience que l’être humain est en relation constante avec le cosmos, qu’il n’est jamais seul, même dans le désert, parce qu’au contraire il y rencontre le grand Tout qui est la divinité, quelle qu’elle soit, et quelque nom qu’on lui donne. Cela montre également l’imbécillité de certains commentaires sur le « naturisme primaire » de la religion des druides, assimilée à un ensemble de rites propitiatoires pour conjurer des forces naturelles mystérieuses. Cette conception du sanctuaire prouve au contraire une réflexion métaphysique et théologique de grande envergure.